Apporteurs de lumière

Le mot theatre a changé de signifié au cours du XVIIe siècle.

En 1606, il sert encore à désigner ce que les Latins nommèrent theatrum, ce que déjà les Grecs nommaient θέατρον (théatron). Dans les notes lexicales de Jean Villemain, seigneur de Nicot, dont la publication posthume a pour titre Thresor de la langue françoyse tant ancienne que moderne, il est écrit : « Theatre, edifice public fait en forme de demi cercle, où le peuple s’assembloit pour voir ioüer les ieux, Theatrum ».

En 1606, le mot théâtre ne connaît encore que cette seule acception : c’est le lieu d’où l’on regarde, le lieu où l’on s’assemble pour voir.

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Dans la langue grecque, la θέα (théa), c’est l’action de regarder ou de contempler.
C’est aussi le lieu d’où l’on regarde, d’où l’on contemple. C’est pourquoi, dans ce vaste espace d’observation qu’est le θέατρον (théatron), les Grecs nomment θέα (théa) la place du spectateur et θεατής (théatès) celui qui regarde.

Le théâtre, c’est d’abord un point de vue.
Un poste d’observation.

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Il y a, dans l’édifice théâtral baroque, un point imaginaire considéré comme le poste d’observation idéal. En 1638, Niccolò Sabbattini le nomme occhio del principe : l’œil du prince.

L'œil du prince : l'inauguration du Palais-Cardinal en 1641, gravée par Abraham Bosse.

L’œil du prince : l’inauguration du Palais-Cardinal en 1641, gravée par Abraham Bosse.

À la vérité, en y plaçant le siège du souverain, Sabbattini entend imposer au prince une double contrainte : 1) regarder la scène ; 2) voir celle-ci par l’œil du scénographe.

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Dans le sanctuaire de Dionysos Éleuthéreus, situé sur le flanc sud de l’Acropole d’Athènes, les vestiges encore visibles de l’antique théâtre ne ressemblent en rien à l’espace dans lequel, durant le Ve siècle avant notre ère, le poète Eschyle donnait à voir les drames dont il était le façonneur.

Le principe d’un « edifice public fait en forme de demi cercle » n’apparut qu’un siècle plus tard, alors même que Sophocle, Euripide et Aristophane étaient morts depuis longtemps.

Quand Eschyle présentait ses drames, les spectateurs étaient assis sur des gradins de bois, disposés en plusieurs rangs rectilignes qui s’élevaient sur trois des côtés d’une aire trapézoïdale en terre battue. Le premier rang était fait de pierre. Les places en étaient destinées aux prêtres et aux magistrats.

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Il en était ainsi à Athènes mais aussi à Acharnes, à Aigilia, à Aixonè, à Chéronée, à Euonymon, à Éleusis, à Ikarion, à Paiania, à Phlya, au Pirée, à Rhamnonte, à Salamine, à Thorikos.

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Dans les temps archaïques, les gradins furent souvent creusés dans une pente naturelle du sol. La terre de Thorikos, la roche de Chéronée, celle d’Argos furent excavées. Ce creusement du sol fut nommé κοῖλον (koilon).

Le premier théâtre de Thorikos : tous les regards sont logés dans une excavation.

Le premier théâtre de Thorikos : tous les regards sont logés dans une excavation.

Plus tard, en raison de leur concavité, les théâtres monumentaux de la fin du IVe siècle, qui s’arquèrent jusqu’à prendre la forme d’un hémicycle, gardèrent cette dénomination. Le théatron resta un koilon.

Le koilon est un creux. C’est le nom donné à la cavité orbitale.
Une cavea.
Le théatès est comme un œil logé dans son orbite.

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Abraham Bosse, Les Perspecteurs, gravure de 1647-1648 : le regard projectif reste longtemps attaché à l'idée des rayons qui sourdent de l'œil.

Abraham Bosse, Les Perspecteurs, gravure de 1647-1648 : le regard projectif reste longtemps attaché à l’idée des rayons qui sourdent de l’œil.

Les anciens Grecs avaient une conception du voir radicalement différente de la nôtre. Il nous est difficile aujourd’hui de nous la représenter. Ils pensaient ceci : de l’œil sourdent des rayons qui seuls rendent possible la vision. Le rayon, qui se dit ἀκτίς (aktis), se porte au-devant des choses, se projette sur tout ce qui est, permet à l’œil de percevoir le monde.

Telle est la conviction populaire. Telle est aussi la conviction des philosophes et des mathématiciens du monde antique.

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Selon Alcméon, le rayonnement de l’œil provient d’un feu intérieur.
Empédocle compare l’organe de la vue à une lanterne où brille une flamme dont la lueur éclaire au loin.

Platon dit : φωσφόρα ὄμματα (phôsphora ommata).
Littéralement :

Les yeux apporteurs de lumière.

Depuis l’origine, c’est le regard du spectateur qui illumine la scène.

Les « yeux apporteurs de lumière » : dans la cavité orbitale évidée des bronzes grecs se logeaient des pierres qui brillaient de mille coruscations.

Les « yeux apporteurs de lumière » : dans la cavité orbitale évidée des bronzes grecs se logeaient des pierres qui brillaient de mille coruscations.