Il fut longtemps inconcevable d’imaginer une émission de lumière autrement que par l’inflammation et la combustion d’une matière : le feu de l’astre solaire, la flamme des bûches dans l’âtre, la torche enduite de résine ou de poix enflammées, la chandelle de graisse, la bougie de suif, la lampe à huile ou encore, plus récemment, le bec de gaz.
Hormis dans les fables ou dans les rêves, quel esprit aurait alors pu concevoir qu’un rayon de lumière puisse s’échapper d’un fil de coton sans qu’il soit enflammé ? Ou encore imaginer qu’un simple mouvement de la main déclenche l’irradiation subite d’une fibre de bambou ?
C’est pourtant ce que réalisent Joseph Wilson Swan et Thomas Alva Edison en fabricant les premières lampes à incandescence.
Ce petit bulbe de verre est devenu aujourd’hui d’un usage si courant et d’une telle banalité qu’on ne prête guère attention à l’incongruité de son fonctionnement et qu’on ignore jusqu’aux conditions de son apparition. Sa mise au point a pourtant nécessité un tour d’esprit peu commun.
Les pionniers de la chimie électrique sont des sortes de magiciens. Ils rendent incandescents des matériaux, sans inflammation et sans combustion. Ils génèrent au cœur de la matière une activité énergétique telle que celle-ci s’échauffe considérablement, rougit puis blanchit, émettant un rayonnement lumineux proprement fascinant. Aucun d’entre eux ne comprend alors vraiment ce qui se passe au cœur de la matière mais l’inlassable multiplication des expériences et des constats leur permet d’accroître sans cesse le nombre de leurs trouvailles et de mettre progressivement au point des appareils aussi étonnants que mystérieux.
Humphry Davy est l’un d’eux.
Il observe que le passage d’un courant électrique dans un fil de platine échauffe le métal puis le porte au rouge.
C’est le début du XIXe siècle.
Rien ne laisse encore penser qu’il y aurait là matière à produire un système d’éclairage.
D’autant que la combustion aérienne détruit rapidement le fil de platine.
Quarante ans plus tard, Frederick De Moleyn constate, en enfermant hermétiquement le fil métallique dans le vide, qu’il est possible de prolonger son échauffement tout en éliminant le désagrément de la combustion.
On en est là : l’action de l’électricité sur la matière reste encore mystérieuse, les expérimentations ne sont que modérément efficaces mais il se confirme qu’un fil conducteur comme le métal peut bel et bien offrir une certaine résistance au passage d’un courant électrique et émettre un rayonnement lumineux.
Quelle idée, alors, de choisir comme filament conducteur un matériau qui ne l’est pas ?
Tout se joue dans le rapport ténu entre conductivité et résistivité. Le filament doit permettre le passage du courant électrique. Mais pas trop. Il doit lui opposer une véritable résistance. Plus celle-ci est grande, plus l’échauffement du filament est important. Si celle-ci est trop importante, le matériau doit alors être considéré comme un isolant. Les raisons en restent longtemps obscures mais le constat est là. Cependant, la résistance d’un matériau peu résistif peut être accrue en réduisant sa dimension. Plus le filament sera fin, plus il s’échauffera.
Et en cette première moitié du XIXe siècle, les alliages métalliques connus sont trop conducteurs, pas assez résistifs pour produire un rayonnement satisfaisant. Et il semble impossible, avec les technologies du temps, de rendre un alliage de métal assez fin pour augmenter sa résistance au passage du courant et qu’il supporte néanmoins sans rupture un échauffement accru permettant de générer un rayonnement intense.
Les nombreux chimistes bricoleurs magiciens de l’électricité ne lâchent pas pour autant l’affaire. Ils contournent tout simplement le problème. Si l’on ne sait pas affiner ce qui est conducteur, rendons conducteur ce que l’on sait déjà affiner.
Or, il se trouve que le pionnier de l’échauffement du fil de platine, Humphry Davy, a aussi découvert les propriétés conductrices du charbon et su créer, en 1801, entre deux électrodes carboniques, un phénomène électrique qu’il nomme « electric arc ». De plus, l’Angleterre du XIXe siècle possède déjà une pratique affirmée des processus de carbonisation – pratique largement exportée dans toute l’Europe et jusqu’au Nouveau Monde.
Alors, les petits chimistes du temps s’attèlent à carboniser des fibres végétales, qui sont des matières quasi isolantes que l’on sait depuis longtemps effiler en fibres extrêmement fines. Au milieu du siècle, Heinrich Göbel réalise un premier prototype de lampe à filament carbonique.
Désormais, les filaments de la lumière à incandescence seront en papier Bristol, en fibre de coton ou de bambou.
L’Anglais Joseph Wilson Swan utilise d’abord le papier Bristol avant de se rabattre sur la fibre de coton.
L’Américain Thomas Alva Edison, après avoir expérimenté le papier carbonisé, le coton, le liège, le celluloïd, le lin, le bois, les poils humains et animaux, opte finalement pour la fibre de bambou.
Il envoie ses collaborateurs courir le monde pour y quérir les meilleures fibres.
Il les envoie dans les jungles de l’Amérique du Sud.
Il les envoie dans les déserts de la Chine.
Il les envoie au Japon.
Là, enfin, il traite avec un cultivateur local et crée une plantation de bambou à la fibre particulièrement appropriée.
Reste une difficulté majeure : obtenir un complet vide d’air à l’intérieur du bulbe de verre. Afin d’empêcher la combustion rapide du filament.
Après plusieurs tentatives insatisfaisantes, Swan est le premier à y parvenir. En décembre 1878.
Edison, six mois plus tard.
Leurs lampes brillent plusieurs dizaines d’heures.
Bientôt plusieurs centaines.
Coton et bambou éclairent le monde pendant de longues années.
Jusqu’aux premiers filaments de tantale puis de tungstène.
Prodige de la matière rayonnante !