Le comité chargé de la préparation de l’Exposition Universelle de 1889 hésite longuement.
D’un côté, le projet de Monsieur Eiffel, ingénieur des Ponts et Chaussées.
De l’autre, celui de Messieurs Bourdais, architecte, et Sébillot, ingénieur électricien.
Pour un peu, la Colonne-Soleil de Jules Bourdais et Amédée Sébillot serait peut-être aujourd’hui le monument-symbole de la ville de Paris en lieu et place de la Tour Eiffel.
Cette Tour Soleil de 360 mètres de hauteur prétend éclairer tout Paris ainsi que « le bois de Boulogne et tout Neuilly et Levallois jusqu’à la Seine ».
Sa base maçonnée de 66 mètres de haut doit accueillir un musée de l’électricité et supporter une colonne en granit de 18 mètres de diamètre moyen surplombée d’un chapiteau offrant « une plateforme pouvant contenir à la fois plus de 1.000 spectateurs jouissant du coup d’œil féerique de tout Paris à vol d’oiseau ».
L’éclairage imaginé par Amédée Sébillot repose sur un ensemble de 100 lampes à arc de 20.000 carcels réparties en une couronne de 12 mètres de diamètre et 36 mètres de circonférence. Au-dessus des lampes, un immense réflecteur vers lequel sont dirigés les faisceaux redistribue la lumière vers la ville et « jusqu’à l’intérieur des édifices et des maisons ». Au-dessus du réflecteur, une couronne de « véritables projecteurs à faisceaux parallèles », imaginés par l’ingénieur, supplée aux éventuelles insuffisances du foyer général et apporte là où c’est nécessaire un supplément de lumière.
Mais le comité doute de la stabilité du monument et estime son coût démesuré. C’est le projet de tour de Monsieur Eiffel qui est retenu.
Pourtant, le comité n’est pas insensible à l’idée d’éclairer ainsi tout Paris. Gustave Eiffel lui-même n’exclut pas que sa tour serve « à porter une source de lumière éclairant tout le domaine de l’exposition », voire même que « comme il est prévu depuis longtemps, l’éclairage public de tout Paris se fasse depuis cet emplacement central en hauteur ».
L’idée d’une Tour Soleil, l’ingénieur électricien Amédée Sébillot l’a ramenée de son récent voyage aux États-Unis.
Depuis peu, exploitant la puissance de la lampe à arc que d’aucuns comparent à la lumière du soleil, certaines villes américaines s’équipent d’un système d’éclairage centralisé. La source de lumière est placée sur d’immenses pylônes qui dominent les cités et dardent leurs rayons dans toutes les directions. Le dispositif le plus exemplaire est celui de la ville de San José au Texas.
Les Tours Soleil conjuguent deux rêves.
Un rêve de puissance solaire par lequel le génie humain serait capable de transformer la nuit en jour, égalant ainsi les pouvoirs de l’astre qui éclaire le monde.
Un rêve de surveillance généralisée, totale, absolue, par lequel chaque être apparaîtrait en pleine lumière, exposé au regard de tous.
C’est Icare et Bentham réunis.
Les prisons panoptiques du XXe siècle poursuivront cet idéal. C’est Stateville au Texas. C’est Presidio Modelo à Cuba. Un œil central, des cellules surexposées et des silhouettes de prisonniers qui se découpent dans la lumière. Aucun de leurs gestes n’échappe au regard du surveillant. Il n’est d’ailleurs même plus besoin de surveillant. La lumière suffit.
Gaston Bachelard dit :
Tout ce qui brille voit.
D’une lumière dans la nuit, il dit aussi :
C’est une lampe qui attend. Elle veille si continûment qu’elle surveille.